L’AFFAIRE TOUFFARD
O’Dubois, prince des détectives, quitta son appartement en compagnie de son fidèle ami Joubin pour faire sa promenade du matin. Comme tous les gens qui travaillent de la tête, il aimait beaucoup aller à pied et c’est à la pratique quotidienne du footing qu’il devait d’être resté svelte en dépit de ses cinquante-cinq ans. Joubin ressemblait à tous les confidents de grands détectives : massif, et d’esprit un peu lent, il lui arrivait de rire aux éclats sans raison apparente, en réalité parce qu’une plaisanterie entendue la veille venait de lui rendre son sel. Il était un peu le secrétaire d’O’Dubois et répondait pour lui aux interviews.
Comme les deux amis s’engageaient sur le boulevard de la Madeleine, Joubin demanda :
« Que répondrai-je au reporter de Paris-crimes1 qui viendra chez vous cet après-midi ?
— Intuition et réflexion. Vous aurez ainsi résumé toute ma méthode.
— Évidemment », approuva Joubin avec importance.
Ils poursuivaient leur promenade, lorsque le détective s’arrêta pile. Au pied d’un arbre, il venait d’apercevoir trois objets dont la présence lui parut tout de suite suspecte. Il y avait une pince à sucre en argent, un pince-nez à monture d’or et une pince-monseigneur. Un détective professionnel eût immédiatement pris des mesures ou cherché des empreintes. O’Dubois proposa simplement :
« Allons nous asseoir au café d’en face. »
Ils traversèrent la rue et s’assirent à une terrasse presque déserte. O’Dubois commanda un demi de bière blonde, un petit bock pour son ami, et entra en méditation. Il s’était donné trois minutes pour résoudre l’énigme et comme les trois minutes s’étaient écoulées sans résultat, il conclut logiquement qu’il s’agissait d’un crime important.
« Qu’est-ce que vous pensez de cette affaire-là, Joubin ?
— Je pense qu’il faut réunir des indices et construire une hypothèse que les faits confirmeront plus tard. »
O’Dubois but une gorgée de bière, se pinça le nez entre le pouce et l’index, et tendit sa canne à Joubin.
« Joubin, prenez ma canne et traversez la rue. Quand vous serez au pied de l’arbre où nous avons découvert les trois objets, regardez dans les premières branches, et si vous voyez un chapeau haut de forme, décrochez-le avec la canne. »
Rien n’étonnait Joubin de la part de son ami, pourtant il eut une seconde d’hésitation.
« Surtout, ajouta O’Dubois, ne touchez pas aux objets. »
Joubin s’éloigna, tourna autour de l’arbre, se haussa sur la pointe des pieds et, rouge d’émotion, traversa le boulevard en brandissant au bout de sa canne un chapeau haut de forme.
« Voulez-vous regarder à l’intérieur du chapeau, demanda O’Dubois, et me dire le nom du chapelier ? »
Joubin retourna le chapeau et, l’ayant examiné avec attention, répondit :
« Le nom du chapelier est Pince Rodel.
— Evidemment, murmura le détective, évidemment… »
Joubin ne put dissimuler plus longtemps sa stupéfaction et son impatience.
« C’est incroyable ! Comment avez-vous deviné que ce chapeau haut de forme était dissimulé dans les branches ?
— J’en ai eu l’intuition, tout simplement !
— C’est vrai, balbutia Joubin. Intuition et réflexion…
— À propos de réflexion, dit O’Dubois, pouvez-vous me dire ce qui vous frappe, à vue de nez, dans toute cette affaire ?
— Je ne sais pas, dut avouer Joubin. Il est bien difficile…
— Mon cher ami, vous manquerez toujours de sang-froid. Comment ? Vous n’avez même pas été surpris par l’analogie des mots qui désignent ces trois objets ? Pince à sucre, pince-nez, pince-monseigneur… »
Le visage de Joubin s’éclaira d’un sourire compréhensif.
« En effet je n’y avais pas songé. Cela fait trois pinces.
— Et, comment s’appelle le chapelier qui vendit ce haut de forme ?
— Pince Rodel ! s’écria Joubin. Nous avons déjà quatre pinces !
— Je crois que nous rencontrerons pas mal d’autres pinces, affirma O’Dubois. Voyez-vous, Joubin, dans un problème comme celui-ci, il faut toujours s’attacher à saisir l’idée générale qui sera le fil conducteur… Intuition et réflexion… Savez-vous pourquoi, tout à l’heure, je me suis pincé le nez, avant de vous envoyer chercher le haut de forme ? Eh bien ! j’avais compris que l’affaire reposait sur ce mystère de pinces. Je me suis donc pincé le nez pour me mettre en état de réceptivité intuitive. Vous avez vu le résultat… »
Joubin pliait sous l’admiration. À la dérobée, il se pinça le nez plusieurs fois, mais ne fit aucune découverte digne d’intérêt. O’Dubois sourit à ces tentatives et lui dit avec indulgence.
« Mon cher Joubin, vous êtes certainement trop intelligent, et c’est au détriment de votre intuition. Mais ne vous désolez pas, vos facultés de discernement font de vous un auxiliaire précieux. Tenez, voulez-vous aller m’acheter un paquet de cigarettes et la dernière édition du matin ? »
Rougissant de plaisir, le précieux auxiliaire galopa jusqu’au plus proche bureau de tabac, rafla une dernière édition dans un kiosque de journaux et, regagnant la terrasse, cria d’une voix entrecoupée :
« Un crime… écoutez… un crime épouvantable a été commis cette nuit !
— J’en étais sûr.
— Une famille de douze personnes assassinées !
— Je l’aurais parié.
— L’assassin présumé est en fuite.
— Je le savais. »
Joubin leva les bras au ciel et s’affaissa sur sa chaise en gémissant :
« Alors, on ne peut rien vous apprendre !
— Mais si. Lisez-moi l’article, il y a peut-être des détails que j’ignore encore. »
★
Joubin entreprit la relation du crime, qui tenait six colonnes du journal, et dont voici l’essentiel :
« Un abominable forfait, peut-être sans précédent dans les annales du crime, a été consommé cette nuit, entre 11 heures et minuit, dans un hôtel particulier du faubourg Saint-Honoré, où demeurait, depuis de longues années, M. Alcide Touffard, le milliardaire bien connu dans le monde de la chaussure.
« Hier soir, toute la famille de l’illustre industriel s’était donné rendez-vous chez lui pour fêter le quatre-vingt-septième anniversaire de l’aïeul et, en l’absence des domestiques auxquels il avait donné congé pour la soirée, organiser une sorte de surprise-partie. La concierge de l’immeuble voisin, qui prenait le frais sur le pas de sa porte, vers les 8 h 30 du soir, affirme avoir vu entrer dans l’hôtel Touffard douze personnes portant des bouteilles et des victuailles empaquetées ; son témoignage est formel sur ce point.
« Il y avait donc treize personnes réunies dans les appartements du vieillard.
« En rentrant du cinéma, un peu après minuit, les domestiques trouvèrent la famille attablée, mais silencieuse et immobile. Chacun des convives était ligoté sur sa chaise et sa cervelle s’échappait dans son assiette par un trou creusé au sommet du front à l’aide d’un marteau et d’un ciseau à froid. La police, immédiatement prévenue, a pu identifier sans retard les douze victimes de cette boucherie sauvage. Ce sont M. Alcide Touffard et les onze personnes dont les noms suivent, toutes appartenant à la famille.
« Le commissaire du quartier, au cours de son enquête, s’est montré surpris qu’il n’y eût pas plus de douze victimes, étant donné que la concierge voisine affirme avoir vu entrer douze personnes dans l’hôtel. Des recherches menées diligemment ont permis de découvrir que M. Jules Pontin, petit-fils de M. Alcide Touffard, n’était point parmi les victimes. La police s’est immédiatement rendue à son domicile et a trouvé dans son lit une jeune femme de mœurs légères, Mlle Pinçon d’Artigor. Celle-ci a déclaré que M. Pontin avait quitté son domicile la veille au soir à 8 heures pour aller fêter l’anniversaire de son oncle.
« Faut-il conclure de cette déclaration que M. Jules Pontin, échappant au massacre, a réussi à s’enfuir ? Mais alors, pourquoi n’avait-il pas alerté le voisinage ? Faut-il croire qu’il a lui-même participé à cet abominable forfait ?…
« Aucun objet précieux n’a disparu de la demeure du milliardaire, et le coffre-fort n’a pas été ouvert. Détail curieux, bien fait pour dérouter les recherches : M. Alcide Touffard avait sur lui un portefeuille contenant vingt-trois mille francs, auquel les bandits n’ont pas touché, tandis que les autres convives ont été dépouillés de leur argent et même de leurs bijoux… À l’heure où nous mettons en page, M. Jules Pontin demeure introuvable. »
O’Dubois se commanda encore une chope de bière et dit en se frottant les mains :
« Alors, Joubin, qu’est-ce que vous pensez de cette affaire-là, vous ?
— Je pense qu’il faut mettre la main sans tarder sur ce Jules Pontin. C’est lui qui a machiné cet horrible crime.
— Pourquoi donc ?
— Cherchez à qui profite le crime… »
O’Dubois jeta sur son fidèle ami un regard bienveillant et dit en hochant la tête :
« Joubin, vous venez de faire une réflexion d’une portée incalculable. Vous m’entendez, incalculable.
— Oh ! c’était bien simple, repartit Joubin, avec modestie. Il fallait y penser, voilà tout.
— Mais vous raisonnez comme un facteur rural, se hâta d’ajouter O’Dubois. Pourquoi diable voulez-vous que ce pauvre Jules Pontin ait assassiné douze personnes ? S’il en avait eu l’intention, il n’aurait pas été si bête que de n’avoir pas préparé un alibi ; il n’aurait pas disparu de cette manière soudaine qui fait douter s’il est mort ou en fuite, deux situations tout à fait défavorables à un héritier. Vous n’ignorez pas que la loi interdit à l’assassin d’hériter de sa victime… Non, pour que Jules Pontin fût coupable, il faudrait que la vengeance eût été le mobile du crime ; la vengeance ou un accès de folie furieuse. Je ne le crois pas. Joubin, rappelez-moi le nom de cette belle personne que la police a trouvée dans le lit de M. Pontin”.
— Pinçon d’Artigor.
— Pinçon ? voilà un curieux prénom…
— Encore une pince, murmura Joubin, la cinquième.
— Vous voyez, Joubin. Il suffit parfois d’un détail infime pour établir un lien entre deux affaires qui paraissaient d’abord n’avoir aucun point commun. À vrai dire, j’avais déjà pressenti cette relation entre le crime et la découverte du chapeau haut de forme. Une fois de plus, les faits confirment mon intuition, et j’espère savoir, avant un quart d’heure, à quoi m’en tenir sur la disparition de Jules Pontin. Cependant, j’ai une mission des plus délicates à vous confier. Je voudrais que vous passiez chez le chapelier Pince Rodel et vous informiez si M. Jules Pontin comptait parmi ses clients. Ensuite, vous procéderez à une enquête pour dénombrer exactement la famille de feu M. Alcide Touffard. Je pense qu’on en est informé à l’heure actuelle dans toutes les rédactions de journaux. Tout cela ne demandera pas plus d’un quart d’heure. Je vais boire une chope de bière et, à votre retour, je vous dirai où se trouve actuellement M. Jules Pontin.
— Vous le savez déjà ?
— Non, mais je vais y réfléchir sérieusement. À propos, ne laissez soupçonner à personne que je m’occupe de l’affaire. »
Joubin héla un taxi pour accomplir sa mission, et O’Dubois alluma une cigarette.
★
Joubin descendit de son taxi et accourut avec un visage rayonnant d’orgueil.
« Vous êtes en retard de deux minutes, dit aigrement O’Dubois.
— Oui, mais…
— Et vous oubliez de régler votre taxi. »
Joubin, riant de sa distraction, retourna sur ses pas et, dans l’enthousiasme où il était de sa découverte, il allongea au chauffeur un pourboire important. O’Dubois s’impatientait.
« Je n’ai pas perdu mon temps, lui dit Joubin. En vous quittant tout à l’heure, il m’est venu une idée étonnante.
— Je vous ai pourtant prévenu que si vous persistiez à avoir des idées, je me passerais de votre collaboration.
— Cher ami, laissez-moi vous dire. J’ai eu l’idée d’aller interroger la concierge de Jules Pontin.
— C’était inutile.
— Attendez ! j’ai appris que Jules Pontin faisait la noce, qu’il était collectionneur et qu’il était endetté jusqu’au cou.
— Je le savais par l’édition spéciale que je viens d’acheter. »
O’Dubois déplia son journal et le mit sous les yeux de son collaborateur qui s’effondra.
« Enfin, murmura le malheureux, j’avais tout de même raison. Il avait besoin d’argent, et il a assassiné sa famille. La preuve en est qu’à l’heure actuelle, il est encore en fuite. »
O’Dubois haussa les épaules, visiblement agacé. Il riposta sèchement :
« Jules Pontin n’est pas en fuite. Il est mort.
— Mort ? Vous savez où il est ?
— Naturellement que je le sais. Croyez-vous que j’aie perdu mon temps à bavarder avec des concierges, moi ? »
De confusion, Joubin devint écarlate, mais la curiosité lui donna la hardiesse d’interroger :
« Où est-il ?
— Il est sur le trottoir d’en face.
— Vous vous moquez.
— Sur le trottoir d’en face. C’est comme je vous le dis.
— Intuition ? » crut pouvoir ironiser Joubin.
O’Dubois ne daigna pas répondre. Il prononça sévèrement :
« Je crois vous avoir confié une mission délicate. Je suis encore à attendre votre compte rendu. Le chapelier ?
— Je suis passé chez ce M. Pince Rodel et je lui ai fait subir un interrogatoire serré auquel il n’a pas su se dérober. D’abord je lui ai demandé pourquoi il s’appelait Pince Rodel. Son père, m’a-t-il dit, s’appelait Raoul Pince, et sa mère Germaine Rodel. Je ne sais pas ce que vaut l’explication, il faudra vérifier si… »
O’Dubois l’interrompit d’une voix furieuse et jura qu’il allait lui casser la tête s’il ne répondait pas très précisément à ses questions : Jules Pontin était-il un client du chapelier Pince Rodel ?
« C’était un très bon client, de même que son frère Léonard Pontin et son cousin Pierre Touffard.
— Bon. Et maintenant, dites-moi de combien de membres se composait la famille de M. Alcide Touffard.
— De douze membres sans compter l’aïeul. Ainsi que nous l’avions prévu, j’ai pu me procurer la liste complète dans les bureaux de Paris-crimes. La voici. Je puis donc, si vous le désirez, vous instruire rapidement de la généalogie de la famille Touffard.
— Allez, et soyez bref.
— Alcide Touffard, le milliardaire, était un enfant de l’Assistance publique. En 1871, alors qu’il était encore garçon de courses, il épousa une servante qui sortait également de l’Assistance publique. Il en eut un fils et deux filles dont l’une resta célibataire. Le fils eut trois enfants d’un premier lit et trois enfants d’un second lit. La fille aînée d’Alcide Touffard épousa un monsieur Pontin dont elle eut une fille et un garçon. Devenue veuve, elle eut encore un fils deux ans après la mort de son mari. Ce fils est précisément notre Jules Pontin. Il est assez remarquable qu’aucun des petits-enfants d’Alcide Touffard ne se soit marié, mais comme ils vivaient plutôt chichement, à cause de l’avarice bien connue du milliardaire, on suppose qu’ils attendaient la mort du bonhomme pour organiser leur existence. Je crois avoir été clair ?
— Parfaitement clair, Joubin.
— À votre tour, voulez-vous m’expliquer clairement où se trouve Jules Pontin ?
— Je vous ai dit : sur le trottoir d’en face. Voyez-vous à droite de l’arbre où vous avez découvert le chapeau, ce kiosque cylindrique bariolé d’affiches de théâtre ? Jules Pontin est à l’intérieur. Vous ne me croyez pas ? Allez faire un tour près du kiosque. Il fait une chaleur accablante, et le mort doit commencer à sentir. »
Joubin traversa le boulevard, fit le tour du kiosque et dit en revenant :
« Il sent. »
★
O’Dubois commanda deux bocks, les but tous les deux, et consentit à entrer dans le détail de la découverte.
« Lorsque nous avons trouvé les trois objets au pied de l’arbre, le hasard m’a servi singulièrement. Supposez qu’au lieu de cette pince-monseigneur, vraisemblablement oubliée par les meurtriers de Jules Pontin, nous ayons trouvé un rossignol ou un trousseau de clés. J’aurais pensé : voilà un trousseau de clés, une pince à sucre et un lorgnon. L’ensemble ne présentait aucun intérêt. Mais il y avait la pince-monseigneur à côté de la pince à sucre, et j’ai pensé “pince-nez” pour “lorgnon”. J’étais donc en présence d’une triade de pinces qui ne pouvait manquer d’éveiller ma curiosité. Admirez, Joubin, que l’aspect des mots soit parfois plus suggestif que l’aspect des objets qu’ils désignent. Un poète y trouverait son compte… Après avoir découvert le chapeau par un effort d’intuition qui restera l’honneur de ma carrière, j’étais en droit de croire que son propriétaire n’avait pas choisi par hasard un chapelier du nom de Pince Rodel. C’est votre avis ?
— Bien sûr, approuva Joubin.
— J’attire votre attention sur le pince-nez. Notez que le lorgnon ne se porte plus guère, la mode est aux lunettes à monture d’écaillé. Ce client de Pince Rodel, qui promenait des pinces à sucre dans sa poche et s’obstinait à porter un pince-nez, ne pouvait être qu’un maniaque…
— Je vous demande pardon, osa Joubin, mais d’où saviez-vous que le proprictaire du chapeau le fût également de la pince à sucre et du pince-nez ?
— Intuition, répondit sèchement O’Dubois. Ne m’interrompez donc pas pour des bêtises. »
Joubin se confondit en excuses, et O’Dubois poursuivit sur sa prière :
« Lorsque j’ai appris par le journal l’assassinat de la famille Touffard, j’ai tout de suite pensé que Jules Pontin, dont on signalait la disparition, devait être le propriétaire du chapeau, à cause de cette demoiselle Pinçon d’Artigor. Une chose me gênait pourtant : le haut de forme était marqué aux initiales P. T., au lieu de J. P., mais je n’ai pas tardé à en trouver une explication satisfaisante que votre enquête chez le chapelier a d’ailleurs confirmée ; par mégarde, Jules Pontin avait pris le chapeau de son cousin Pierre Touffard, lequel était également le client du chapelier Pince Rodel. Et voilà…
— Mais enfin, ce n’est pas tout ?
— Peuh ! la suite est si simple qu’elle ne vaut pas d’être racontée. »
Il fallut que Joubin se fît suppliant pour qu’il consentît à compléter son récit.
« Si l’on veut suivre Jules Pontin dans ses pérégrinations d’hier au soir, il ne faut pas oublier un instant que notre homme était un collectionneur de pinces : à sucre, à linge, à dessin, etc., et qu’il arrive à peu près constamment, chez les maniaques de cette espèce, que le mot désignant l’objet de leur manie devienne une obsession de tous les instants. En arrivant chez le milliardaire, où les douze personnes s’étaient donné rendez-vous pour cette petite fête de famille, Jules Pontin a présenté ses vœux à son grand-père. Il a aidé à dresser la table pour avoir l’occasion de mettre une pince à sucre dans sa poche ; ensuite, il n’a pas pu résister au désir de faire le pince-sans-rire et après avoir fait observer qu’on allait être treize à table, il est sorti en déclarant qu’il reviendrait en fin de soirée quand la table serait desservie. Je n’ai pas besoin de vous dire où il est allé. Vous le devinez sans peine ?
— Mon Dieu… pas positivement…
— Mais c’est enfantin. Il est allé aux Folies Fredaines voir jouer la revue Ah ! pince-moi le nu. »
O’Dubois se mit à fredonner le grand air à la mode et Joubin l’accompagnait de sa voix de fausset :
Ah ! pince-moi, Repince-moi. Ah ! pinçons-nom, Repinçons-nous…
« Un véritable régal pour cet amateur de pinces. Il y a lieu de penser, et la suite l’établira, que Jules Pontin avait reçu, par les soins de ses meurtriers, un billet pour le grand spectacle des Folies Fredaines. De même qu’il avait reçu une invitation à l’ouverture de l’Astarté, ce nouveau dancing qu’on inaugurait hier soir dans la rue Vignon, à deux pas d’ici.
— Vous oubliez qu’en sortant du théâtre Jules Pontin devait regagner l’hôtel du milliardaire.
— Sans doute. Mais comment eût-il résisté au désir d’entrer dans une de ces boîtes que l’on désigne familièrement par le nom de pince-fesses ? Notez d’ailleurs que l’Astarté est à mi-chemin entre les Folies Fredaines et la demeure du milliardaire. Cela est d’une grande importance, car en quittant l’Astarté, Jules Pontin était si près de l’hôtel de son grand-père qu’il devait s’y rendre à pied et emprunter nécessairement l’itinéraire prévu par ses assassins qui l’attendaient sur le boulevard. Plus exactement, ils l’attendaient dans l’arbre où nous avons trouvé le chapeau haut de forme. »
Joubin sourit d’un air avantageux.
« Vous voulez dire, O’Dubois, que la victime s’est rendue bénévolement dans l’arbre même où l’attendaient les assassins ?
— C’est exactement ce que je veux dire. Allons, décrochez votre sourire, Joubin, vous m’agacez. »
Courbant la tête, Joubin prit un air consterné, et O’Dubois poursuivit :
« Quand Jules Pontin est sorti du dancing, il était certainement plus de 2 heures et demie du matin. Le boulevard était à peu près désert. Tandis que Jules Pontin passait auprès de l’arbre, ses regards furent attirés par un objet brillant abandonné au milieu du trottoir. C’était une pince à sucre qu’il mit dans sa poche. Il en vit une autre, puis deux, trois, quatre, qui le menèrent au pied de l’arbre contre lequel était dressée une échelle. Levant la tête, il vit briller des pinces dans les branches. La présence de l’échelle ne le surprit pas, à cause des travaux de ravalement de l’immeuble voisin dont vous apercevez les échafaudages. Le champagne de l’Astarté lui donnait d’ailleurs un peu dans la tête et empêchait qu’il s’étonnât de rien. Il s’assura simplement que personne ne le voyait, gravit les échelons et fut appréhendé aussitôt. Le reste n’était plus, pour les assassins, que de la besogne de manœuvre. Ils avaient tout le reste de la nuit pour s’en acquitter à loisir. Ils purent, sans quitter l’arbre, soulever le chapiteau du kiosque dont le sommet se dissimule dans le feuillage, et, par cette ouverture, précipiter le cadavre de Jules Pontin. Je suppose qu’ils l’auront préalablement rendu méconnaissable et affublé d’autres vêtements. Les assassins n’ont commis qu’une faute grave : c’est, en oubliant le chapeau haut de forme coincé dans les branches, d’avoir fourni une pâture à mes facultés intuitives. »
Loyalement, O’Dubois garda le silence une minute pour laisser à son collaborateur le temps de formuler quelques critiques, mais Joubin le regardait bouche béante avec une admiration dévotieuse.
« Vous voyez, comme c’est simple, reprit O’Dubois. Il ne fallait que découvrir le chapeau. Le reste n’était qu’une interprétation raisonnable des données qui m’étaient fournies : les pinces, l’échelle que vous pouvez apercevoir dressée maintenant contre l’échafaudage, la déposition de Mlle Pinçon d’Artigor déclarant que son ami avait dû s’abstenir d’aller au théâtre et au bal pour fêter l’anniversaire du milliardaire ; ce morceau de serpentin rouge qui vous tire les yeux, dans le feuillage de l’arbre tragique… »
Joubin allongea le cou, mais ne vit pas trace de serpentin. Il demanda :
« Enfin, pourquoi l’ont-ils assassiné dans cet arbre, au lieu de l’assassiner avec les autres ?
— Pour faire croire qu’il était l’assassin, ce dont vous étiez vous-même persuadé tout à l’heure.
— Et qui donc est l’assassin ?
— Je n’en sais rien encore. Mais je vais* y réfléchir en buvant un demi de cette excellente bière, et il n’est pas douteux que je comble votre curiosité. »
★
O’Dubois méditait depuis treize minutes et n’avait rien découvert encore qui le mît sur la piste des assassins. Il était un peu nerveux. À côté de lui, Joubin parcourait distraitement la troisième page de son journal. O’Dubois, agacé par la placidité de son collaborateur, lui jeta un coup d’œil irrité ; puis, son regard s’abaissa sur la troisième page du journal et, par hasard, accrocha un titre en caractère gras : « Discussion du budget ». Il pâlit tout d’un coup et murmura d’une voix étranglée par l’émotion :
« Joubin, réglez vite les soucoupes et filons pendant qu’il est temps. »
Les consommations payées, O’Dubois héla un taxi, et à haute voix lui donna l’ordre de le conduire à la gare de l’Est. Joubin lui demanda s’il s’agissait d’atteindre les assassins dans une course aux poteaux-frontières. O’Dubois garda le silence.
À mi-chemin de la gare de l’Est, ils prirent un autre taxi qui les conduisit sur la rive gauche, d’où ils regagnèrent la rive droite par le métro. Après avoir pénétré dans divers immeubles à double issue, comme de simples détectives professionnels, ils reprirent un taxi qui les déposa au bois de Vincennes. O’Dubois loua un canot pour une promenade sur le lac, donna les rames à Joubin, et lorsque la barque fut à égale distance des deux rives, soupira en s’épongeant le front :
« Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ?… »
Le dévoué collaborateur avait lâché les rames pour écouter les précieuses confidences.
« Vous-même, Joubin, comment n’y avez-vous pas pensé ? La solution était si simple… Mais non, je suis injuste. Cette solution, c’est vous qui me l’avez livrée. Ah ! Joubin, vous êtes un grand détective ! Lorsque vous m’avez appris l’assassinat de la famille Touffard, vous avez tout de suite désigné le meurtrier, vous !
— Jules Pontin, n’est-ce pas ? J’avais raison ?
— Imbécile ! j’ai perdu vingt minutes à vous expliquer qu’on l’avait assassiné, et vous en êtes encore là ? À défaut d’intuition, je vous accordais un semblant de bon sens…
— Je ne comprends pas. Vous me dites que j’ai désigné le meurtrier.
— Voyons, Joubin, ne m’avez-vous pas dit expressément : ” Cherchez à qui profite le crime “ ?
— En effet, mais je ne vois pas…
— Naturellement que vous ne voyez pas. Pour y voir, il faut justement chercher à qui profite le crime. Si nous écartons la vengeance comme mobile du crime, et il y a à cela des raisons définitives que les journaux mêmes ont déjà démêlées, il reste l’intérêt. Le crime peut-il être le fait d’une entreprise de cambrioleurs ? Non, puisque rien n’a été dérobé dans l’hôtel du milliardaire.
— Pardon, les hôtes du milliardaire ont été dépouillés de leurs bijoux et portefeuilles.
— C’est vrai, et nous reviendrons sur ce point tout à l’heure. Je n’en maintiens pas moins que des cambrioleurs se seraient attaqués au coffre-fort et au portefeuille de M. Alcide Touffard. Voilà qui est acquis. Faut-il soupçonner un industriel de la chaussure d’avoir voulu frapper une entreprise rivale dans son chef ? Mais pourquoi eût-il assassiné douze autres personnes ? C’était accumuler des difficultés inutiles. J’en dirai tout autant des financiers ou des hommes politiques que l’influence d’Alcide Touffard aurait pu contrarier.
— Le cercle se resserre », murmura Joubin qui caressait encore secrètement l’espoir que Jules Pontin serait incriminé.
« Oui, le cercle se resserre singulièrement. Vous le savez, chacun des enfants et petits-enfants avait intérêt à exterminer tous les autres membres de la famille, afin de s’assurer la totalité de l’héritage. Mais puisque tous ont succombé dans cette boucherie, il faut bien laisser leurs mémoires en paix. »
Joubin s’agita à son banc de rameur et fit vaciller l’embarcation.
« Enfin, s’écria-t-il, vous constatez vous-même que personne n’était intéressé à la mort de ces malheureux !
— Je vous demande pardon, Joubin, mais il reste encore un héritier.
— Comment ? Un héritier ? Mais qui donc ? »
O’Dubois regarda autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls et répondit en baissant la voix :
« L’État. »
Joubin ouvrit de grands yeux et demeura muet d’étonnement.
« Oui, mon pauvre Joubin, l’État. C’est lui l’héritier du milliardaire, maintenant que toute la famille a péri. C’est à lui et à lui seul que profite le crime… Encore une fois, comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Pourtant, j’avais entendu dire que l’État était gêné, qu’il n’arrivait pas à boucler son budget. On allait même jusqu’à faire courir le bruit qu’il se résignait à faire des économies, à entrer dans la voie des restrictions, et peut-être y a-t-il songé vraiment. Mais il fallait faire rentrer de l’argent frais, le temps pressait… Alors l’État, devant l’imminence du péril, a eu une idée géniale. Il a découvert qu’il existait en France un milliardaire n’ayant pour toute famille qu’une dizaine d’enfants et de petits-enfants. C’était un cas unique. En effet, combien y a-t-il de personnes qui n’aient pas au moins un millier de cousins, en partant d’un bisaïeul ou d’un trisaïeul ? »
Joubin, qui commençait à se sentir oppressé, se détendit en songeant à ses quatorze neveux, aux huit filles de son oncle Ernest, et aux fiançailles du septième enfant de son cousin Alfred. Il soupira :
« On a bien raison de dire que Dieu bénit les familles nombreuses.
— Comme Alcide Touffard était un enfant de l’Assistance publique, de même que sa défunte épouse, l’Etat n’avait pas à redouter de surprise. D’autre part, le milliardaire aimait trop ses enfants, malgré son avarice, pour avoir choisi un héritier en dehors de sa famille. L’État était donc sûr de son affaire. »
O’Dubois secoua la tête de côté et d’autre, comme s’il eût été mécontent de lui-même.
« En vérité, Joubin, je suis impardonnable de n’avoir pas, au moins, soupçonné le coupable en écoutant l’exposé des faits que vous m’avez lu dans votre journal ; souvenez-vous : “Chacun des convives était ligoté sur sa chaise, et sa cervelle s’échappait dans son assiette par un trou creusé au sommet du front à l’aide d’un marteau et d’un ciseau à froid.” Ce raffinement dans la cruauté n’est-il pas comme une estampille de l’État ? Je vous le demande, Joubin, à vous qui êtes contribuable…
— C’est bien vrai, approuva Joubin d’une voix douloureuse.
— Et cet autre passage auquel vous faisiez allusion tout à l’heure : “M. Alcide Touffard avait sur lui un portefeuille contenant vingt-trois mille francs, auquel les bandits n’ont pas touché, tandis que les autres convives ont été dépouillés de leur argent et même de leurs bijoux.” Naturellement ! l’État n’avait pas besoin de dépouiller le milliardaire puisqu’il devenait son légataire universel.
— Il le devenait également des autres victimes ?
— Sans doute, mais les autres victimes avaient pu faire des dettes, ou tester en faveur d’une maîtresse…
— Mais comment l’État a-t-il réussi à s’introduire dans la demeure d’Alcide Touffard ?
— Il a dû entrer sans se cacher vers la fin de l’après-midi. Personne ne pouvait s’étonner de sa présence. Vous savez qu’aujourd’hui l’État a un droit de regard partout. Lorsque les convives se furent attablés, il les ligota l’un après l’autre sur leurs chaises, sans se presser, tranquillement. Il avait le temps, puisque Jules Pontin, à qui il avait fait adresser, par les Beaux-Arts, un billet de théâtre et une invitation à l’Astarté, ne devait quitter le dancing qu’à 2 heures du matin.
— Ce qui m’étonne, c’est que les convives se soient laissé faire…
— Et la majesté de l’État, Joubin, qu’en faites-vous ? Et la bonne volonté des citoyens qui atteint parfois à une si touchante résignation ? Nous en voyons tous les jours de ces malheureux assujettis qui se laissent dépouiller de leur chemise même, sans élever un murmure de protestation. Comment la famille Touffard eût-elle résisté à un commandement de l’État parlant à sa personne ? Entre nous, je suis même persuadé que la précaution de ligoter les victimes était superflue. L’État aurait très bien pu les décerveler sans qu’aucun d’eux esquissât le moindre geste de défense. Mais je vous l’ai dit, l’État n’était pas pressé, il tuait le temps comme il pouvait. Je pense qu’il a dû quitter l’hôtel vers minuit moins le quart, qu’il est/ ; rentré chez lui et qu’il en est ressorti entre 1 heure et 1 heure et demie pour aller s’installer dans son arbre du boulevard de la Madeleine.
— Mais où est-ce, chez lui ? Vous dites qu’il est entré chez lui.
— Je ne sais pas, il a tant de domiciles… les musées, les églises, les ministères’7, les casernes, les palais. Il est chez lui presque partout, même sous les ponts… L’Etat s’est donc installé dans l’arbre après avoir semé des pinces à sucre sur le trottoir… mais vous connaissez la suite. »
Joubin, écrasé par la puissance et la simplicité des déductions de son illustre ami, demeura longtemps silencieux, frissonnant d’horreur à cette évocation de l’effroyable drame. Comme O’Dubois l’invitait à reprendre les rames, il interrogea :
« Et maintenant, O’Dubois, qu’allons-nous faire ?
— Rien du tout, vous m’entendez. Je pars ce soir pour l’Angleterre et je vous emmène avec moi pour être sûr que vous ne bavarderez pas. Tout à l’heure, à la terrasse du café, j’ai eu l’intuition que l’État rôdait sur le boulevard, près du lieu du crime, et il n’est pas impossible que notre présence ait éveillé ses soupçons…
— Vous croyez ? balbutia Joubin.
— Je n’en suis pas sûr. D’ailleurs, il n’a pas pu nous identifier et nos précautions auront suffi à le dépister. N’importe, je crois qu’il vaut mieux pour nous de nous tenir éloignés pendant quelque temps. D’autant plus que si nous restions à Paris, il ne manquerait pas de fâcheux pour nous demander de résoudre cette énigme ; et je n’ai pas envie de me faire de l’Etat un ennemi personnel. Tant pis pour la justice ! Je pense que le crime sera certainement imputé à ce pauvre Jules Pontin, et j’en suis fâché pour sa mémoire, mais je ne peux vraiment rien pour lui. »